vendredi 25 juillet 2008

Cat Power - La meilleure - article paru dans le TRAX de janvier 2006 (article de couv)

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Texte de Violaine Schütz

CAT POWER
La meilleure


Réputée pour ses shows chaotiques et son folk hanté, Chan Marshall alias Cat Power sort son plus beau disque à ce jour, The Greatest, blues-rock-country intime, majestueusement mélancolique, superbement accidenté et sobrement lumineux, qui s’impose comme le disque de la maturité. Rencontre à Istanbul, avec le visage le plus attachant du rock américain.


Novembre 1996, à l’Espace Julien, Marseille. Cat Power doit donner un concert ce soir. Alors que le set est prévu pour 20h30, Chan Marshall ne se pointe pas avant minuit. Malade, nous dit-on. Une sorte de Pete Doherty avant l’heure. Le set est chaotique, émouvant, troublant, à l’image de son bouleversant single « Nude as the news », qui signifie «la vérité toute nue». Nue, crue, la chanteuse y expose son folk écorché, sans fard. Excitant. Mais terrifiant et irritant en même temps. Tout comme la dispute qui a lieu avec ma mère (pas encore majeure, je dois me faire accompagner) après le concert : « mais qu’est ce qu’est que c’est que cette fille, elle n’est pas un peu dingue? ». Bonne question. A laquelle nous espérons trouver -enfin-, presque dix après, la réponse en rencontrant la mystérieuse chanteuse à Istanbul.

Chatte échaudée craint l’eau froide

Novembre 2005, au Babylon, club de jazz d’Istanbul, qui affiche complet. Dans un brouhaha de discussions et après une longue attente, Chan apparaît, seule, jean ouvert laissant entrevoir une (jolie) culotte bleue, avec pour seuls amis d’infortune une guitare, un piano et un verre de whisky. Un autre contenant du thé lui tient compagnie. Mais elle ne touchera pas au deuxième verre. Elle entame ses ballades tristes au piano, face au public collé à la scène. Le charme opère tout de suite, l’émotion est palpable, les poils se hérissent. La voix est fêlée, mais incroyablement belle et forte. La guitare joue sur la corde sensible, le piano est clair, juste. Mais à peine rentre-t-on dans cet univers à la mélancolie cotonneuse, que les problèmes commencent. Chan peste contre son micro, dont le son est trop bas, rejoue deux fois le même titre. Elle interrompt une chanson, pour dire, les larmes aux yeux, à notre compagnon de route photographe, posté (très) près de la scène : « hey, mec, tu ne peux pas faire ça, pas sur ce morceau, c’est comme me voler mon âme ! Ca y est, je vais passer pour une salope d’avoir dit ça ! ». Survient alors une baston entre un vieil homme qui ne cessait de réclamer un peu de silence et une bande de petits jeunes qui parlaient un peu trop fort. Le vieux en imper et galure noir (Colombo ?) gueule sur les jeunots éméchés avant de les bousculer. Ce n’est pas tous les jours qu’on assiste à une bagarre, surtout à un concert de folk.
Mais ce n’est pas une première. Les apparitions scéniques de Cat Power sont réputées bordéliques. Avec Chan, il faut s’attendre à tout. On se souvient d’un concert à Paris (Café De La Danse, mars 2004), où elle n’avait terminé aucun de ces morceaux, et s’était livrée à un striptease sur fond de reprise de Peaches, « Fuck the pain away », un titre qui va très bien à cette grande névrosée improvisée guérisseuse, qui dit merde à sa souffrance dans des live thérapeutiques.
Une guérisseuse très spéciale, qui utiliserait en premier remède à ses maux, l’alcool. Grisée et grisante, son penchant pour la bouteille n’est un secret pour personne. Elle l’a beaucoup chanté. C’est même l’une des raisons pour lesquelles on redoute les coups de griffe de la féline. Avant notre entrevue, nous avions imaginé les pires scénarios. A des confrères, l’Américaine avait fait le coup de courir sur un toit après un chat égaré, de se rouler par terre, de se livrer à toutes sortes de pitreries ou d’éclater en sanglots.
Mais après le concert d’Istanbul, alors que nous allons backstage la saluer pour savoir si elle va bien après cette performance intense pendant laquelle elle a tout donné, c’est une Chan chaleureuse, à mille lieux de la harpie hystérique décrite dans les médias qui nous prend dans ses bras, une bouteille de rouge à la main. « Je suis très contente de te rencontrer parce que je t’ai vue tout à l’heure au premier rang, tu m’as donné tellement d’énergie, tu m’as aidé à tenir jusqu’au bout du concert. Quand je suis sur scène je me concentre sur des gens du public, en face de moi, et ça me réchauffe le coeur. La nuit d’avant, il y avait une très jeune fille, qui devait avoir quatorze ans, ses mains étaient sur la scène, et je ne voyais que le haut de son visage ; C’était grandiose. Dans ces cas là, je fais des clins d’œil à ces personnes qui m’aident sans le savoir. Merci à toi, donc. » L’intervieweur devient alors arroseur arrosé, la belle se mettant à nous poser autant de questions qu’on lui en pose, se plaisant à inverser les rôles, prétendant être comme tout le monde. Mais il ne faut pas s’y tromper, Chan n’est pas tout à fait comme les autres.

Femme au bord de la crise de nerf

Née en 1972 à Atlanta, ville « pauvre, sauvage et illettrée » de Géorgie, Chan, prénommée au départ Charlyn (« J’ai changé de nom à 12 ans, car celui-ci ne me correspondait pas, trop féminin ! »), qu’on rencontre le lendemain du concert à l’heure du déjeuner, a vécu la musique comme une échappatoire. « Mon père, ce salaud, était musicien, mais ne m’a jamais aidée. Ma mère voulait que je sois actrice pour que ça m’évite de finir chez le psy. Raté ! Quand mon père s’est cassé avec une fille jeune et jolie, il a fallu que je travaille pour nourrir ma famille. La musique est venue après, comme une nécessité. Sans mes chansons, j’aurais disjoncté ! »
Chan se souvient, émue, de la première fois où elle a écrit une chanson, avec la lueur dans l’œil du dépressif le jour où il a pris son premier Prozac. Elle prend alors une voix de petite fille avec son accent traînant du Sud, comme si elle revivait la scène. « Un voisin avait un piano chez lui et j’ai écrit une chanson appelée « Windows ». Je n’avais jamais joué d’instrument, avant. C’est là que j’ai compris que la musique permettait d’atteindre ce point, que recherche le peintre quand il peint, ou l’écrivain quand il écrit. Ce moment de compréhension, de connexion intense avec les choses et les gens : Nous n’avons pas de nom pour ça. Je hais le terme «catharsis», mais il y a quelque chose de cet ordre là. »
Quelque chose comme une thérapie qui fait qu’à 19 ans, Chan quitte l’université, pour enchaîner les petits boulots (comme celui de serveuse), et commencer la guitare intensivement. Elle choisit rapidement son pseudo qui désigne une marque de camions : « C’est un peu comme la marque Caterpillar, de la mécanique pure, et non un truc sur les chats. J’étais avec des amis avec qui on jouait après le boulot, on avait besoin d’un nom le plus vite possible pour faire un concert. J’ai vu « Cat diesel power » écrit sur la casquette d’un type, et je l’ai gardé. C’est con en fait et beaucoup moins glamour et sexy qu’on ne se l’imagine. »
Cat Power trouve alors rapidement d’autres dates, en première partie de Liz Phair notamment. C’est à l’un de ces concerts qu’elle rencontre le batteur de Sonic Youth, Steve Shelley, qui voit en elle une future grande star et la prend sous son aile, faisant même partie de son groupe. Dear Sir et Myra Lee, leurs deux premiers albums sortent en 1995. Leur musique ressemble alors à de l’indie rock brouillon et écorché vif où la chatte à fleur de peau exorcise ses tourments de petite fille blessée, évoquant souvent la complainte d’un animal qu’on égorge. What Would the Community Think? (1996, premier album signé sur Matador) est de la même trempe, mais les mélodies y sont plus soignées, et Chan s’y permet même quelques beats électro dub minimaux. Mais c’est avec Moon Pix en 1998, que Cat Power, jusque là confinée au statue de gueularde attachante, montre ses talents de songwriter hors pair. « Non, je suis très mauvaise musicienne. Et je déteste mes disques. Surtout les premiers. Je ne peux absolument pas écouter Myra Lee (le prénom de sa mère, ndr); Parce que je sais ce que je ressentais alors, le découragement, la solitude et le désespoir et je ne peux pas supporter cette douleur. J’étais dans le conflit à l’époque. Je ne pensais qu’à une seule chose, lutter pour rester en vie. Je ne pensais pas du tout que j’allais voir autant de villes, manger autant de choses différentes (elle me tend un calamar frit, très appétissant, je cède, ndr). Les gens plus âgés me disaient : « tu verras, quand tu vieilliras, bla bla bla ». Mais je ne les croyais pas, je leur disais : « jamais, allez vous faire foutre ! » (rires). Mais maintenant, j’avoue qu’en vieillissant, on comprend mieux certaines choses sur soi. J’ai franchi une nouvelle étape, que je n’aurais jamais cru franchir. C’est comme une porte qui s’ouvre. Je suis plus relax maintenant. »

L’âge de raison ?

C’est avec The Covers Record (2000), sur lequel elle reprenait à sa façon intime et personnelle, des standards rock devenus à son contact berceuses souffreteuses à écouter au coin du feu, whisky (sec) à la main, qu’elle a commencé à se rapprocher de son but. « J’essaye dans mes disques d’être celle que je voudrais être, de m’éloigner de la confusion et de la tristesse qui me hantent. » 2003 marque l’année de l’apaisement, de la transformation de la chrysalide en papillon, avec You are Free, titre au combien symbolique. Son folk fragile et crépusculaire semble avoir découvert la lumière, sa voix n’a jamais été aussi calme, aussi profonde. Le bien nommé The Greatest poursuit ce chemin, en allant encore plus loin. Un sentiment de plénitude parcourt ce disque, loin du bouillonnement intérieur de ses premiers essais. Finies les complaintes décharnées, Chan donne à son mal-être les arrangements qu’il mérite. Sa fragilité, orchestrée, se pare d’atours plus chauds, presque gospel, même si la mélancolie reste –feutrée, maîtrisée-, affleurant seulement pour vous parcourir l’échine de ses douces morsures. « Quand on vieillit, on guérit de certaines plaies. » dit-elle en baissant ses yeux, embués de larmes.
On se rend compte à quel point rencontrer Chan Marshall, c’est avant tout rencontrer une femme, pas une artiste en promo. Dans le restaurant où nous nous trouvons, cette grande fille toute simple déguste ses crevettes avec les mains, rie à gorge déployée, comme une bonne copine qu’on n’aurait pas vue depuis longtemps. Sauf que son visage prend parfois des airs de beauté brisée, de femme au bord de la crise de nerf proche de la Nico de Marble Index. Celle de la fin, qui revient de loin, mais qui semble avoir réussi à transformer son spleen en art salvateur. Euphorique un instant, grave et sage, celui d’après. « Tu sais, je ne rigole pas quand je te dis, que sans la musique, je serais morte ! » sanglote-t-elle, avant d’enchaîner « Je ne porte jamais de rouge à lèvres » d’un ton mi sérieux-mi badin comme si elle énonçait un précepte religieux, se regardant d’un air insatisfait dans son miroir Chanel. Puis de lancer au photographe, avec malice : « peut-être as-tu un ordinateur magique qui peut sauver ma tête ? »
Il n’en aura pas besoin, le bougre. Dans son pantalon noir trop large, sa chemise en jean de bûcheron, sa frange si longue qu’elle lui cache parfois les yeux, elle est assurément belle. Surtout lorsque son regard de biche effarouchée, surligné de noir, laisse percer la tristesse du monde qu’elle porte sur ses frêles épaules. « Je ne sais pas pourquoi, je ressens toujours le besoin de m’excuser. Je me sens beaucoup trop chanceuse d’être là et je culpabilise. Je ne comprends toujours pas ce qui m’arrive. Je ne mérite pas tout ça. D’autres sont plus généreux que moi. » Chan regarde ses bottes en peau qui semblent avoir beaucoup souffert, et dont on devine (seulement) la couleur initiale, beige. Chan les a salies avec sa manie de mettre toujours un pied l’un sur l’autre, comme une enfant autiste. « J’ai plein de sales manies », dit-elle. Comme celle de répéter « pardon » dix fois pendant le concert et trente pendant l’entrevue, et « merci » au moins autant de fois. Et puis cette manie aussi de penser toujours aux autres avant soi.

Humaine, trop humaine

Humaine est le qualificatif qui résumerait le mieux Chan. Humbles, honnêtes, simples, délicates, ses chansons ont toujours été habitées par la compassion. « Ce ne sont pas des histoires que je raconte, parce que ce ne sont pas des fabrications de l’esprit. Ce sont plus des hommages à ceux dont on ne parle pas assez. Dans « The Greatest » (la chanson d’ouverture de son nouvel album, ndr), je parle d’un petit garçon qui lutte pour devenir boxer. Mais ce gamin n’est pas spécifique. Il pourrait être toi, moi, n’importe qui. Il représente le sens du respect de soi et des autres. C’est une image de la compassion qui peut exister en chacun de nous, de notre humanité, de cette façon qu’on possède tous de surpasser les obstacles de la vie ».
C’est cette ouverture vers les autres qui anime The Greatest, album de country céleste et humaniste, enregistré à Memphis dans les mythiques studios Ardent, avec les meilleurs musiciens soul de la ville, dont le groupe d'Al Green et de l’alcool de maïs (en renfort). Sur le plus beau morceau de You are Free, « Names », Chan chantait déjà ses anciens copains de classe perdus de vue, « des vieux amis, qui ont mal tournés. Certains sont morts, d’autres vendent de la drogue, j’aurais pu finir comme ça moi aussi ».
Equivalent musical de la photographe américaine Diane Arbus, Chan chante les marginaux. Imprégnée de cette empathie pour l’Amérique des freaks, filmée par Gus Van Sant (une de ses influences majeures), elle avoue : « mes paroles parlent beaucoup d’amour et de héros oubliés, de ces gens rencontrés en tournée qui m’ont émus. »
Attentionnée dans ses ballades, Chan l’est aussi dans la vie. Même si elle a du mal à en parler. En 2004 elle utilisait sa notoriété pour servir la cause de la paix au Moyen-Orient, donner des fonds à une campagne de lutte contre le cancer, prêtait son image à l’association PETA, qui défend les animaux.
C’est peut être aussi cela qui la calme, Chan, plus que l’arrivée de l’âge adulte ou la célébrité. Ce sentiment d’être utile à quelque chose, à quelqu’un, quelque part. Chan a appris à donner, à communiquer, à masquer certaines souffrances, ayant traversé, elle-même, certains des obstacles que le petit boxeur de la chanson The Greatest doit franchir.
Que lui souhaiter de plus ? « Si je trouvais l’amour, je pense que ma vie changerait drastiquement. Je serais capable de m’arrêter quelque part, de construire. » Chan aimerait se poser. Pendant le concert à Istanbul, elle avait déposé sur son piano, une photo de la petite fille d’une amie exilée en Allemagne, comme l’image d’un rêve inaccessible. Des enfants, une grande maison à la Scarlett O’ Hara, le bonheur absolu et imperturbable, c’est tout le mal qu’on souhaite à celle qui n’a cessé, à travers sept disques indispensables de panser les blessures des autres. Pendant que celle-ci nous enlace pour nous dire au revoir, nous faisant presque rater notre avion : « Pars pas, tu n’as pas fini ton verre de vin. Allez, cul sec, à la tienne ! On se voit à Marseille, ok ? » en clignant de l’œil, on prend conscience qu’on a la réponse à la question posée par notre mère il y a dix ans (ça ne nous rajeunit pas). Qui-est Cat Power ? Une chic fille un peu bizarre, un brin poivrotte, légèrement givrée mais aussi, sans doute, l’artiste la plus humblement géniale et généreuse qu’il nous ait été donné de rencontrer. La meilleure, quoi !

The Greatest (Matador/Beggars)

2 commentaires:

Anonyme a dit…

Quel bel article, le meilleur à mon sens jamais écrit sur cette artiste. Chapeau bas. Il m'avait beaucoup marqué à l'époque.

birdpaula a dit…

this is a wonderful portrait of a wonderful artist!